Alors que je rédigeais mon article du jour à propos de Donald Trump (il est important de parler quotidiennement de Donald Trump quand on est journaliste), mes pensées furent interrompues.
Juste derrière moi, au sol, une forme étrange était apparue.
Mon témoignage relève du surnaturel, je le sais. Mes contemporains ne me croiront pas nécessairement ; ou peut-être croiront-ils que cet article relève de la fiction. Je ne sais d’ailleurs même pas quel périodique acceptera de me publier.
C’était une spirale tournoyante violette. Un léger nuage de fumée en émanait. J’entendis alors une voix, qui sortait précisément de cette chose.
« N’ayez pas peur. Ce n’est qu’un simple vortex. Posez vos deux pieds dessus. C’est sans danger. »
« Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ?? » demandai-je.
« Nous vous offrons l’opportunité d’une vie. Une interview avec le Chef d’Orchestre, dirigeant de l’Organisation de l’Ombre. »
Présent sur la plate-forme Qwice j’avais bien sûr lu des planches de cette bande dessinée. Une histoire comique faisant intervenir des membres. Rien de très sérieux. On ne peut pas prendre au sérieux une histoire avec des bases aussi absurdes.
Mais à présent je doutais. L’Organisation était réelle et me proposait d’aller dans un endroit inconnu, par un moyen inconnu, qui avait littéralement surgi à côté de moi. Cette « opportunité » pouvait très bien être un piège.
L’Organisation a souvent revendiqué le piratage de comptes Qwice, dont elle faisait ensuite remplacer les messages par des messages dans le même ton générés par IA. Mon compte subirait-il le même sort ? Si oui, qu’allais-je physiquement devenir ? Qu’a fait l’Organisation de son prisonnier le plus connu, Bruno Leralu ? Mais la voix se fit entendre de nouveau.
« Vous savez… vous n’avez pas l’obligation de venir… mais nous pouvons très bien venir vous chercher nous-mêmes… »
C’était une menace à peine voilée.
Je soupirai. De toute façon la curiosité allait bien finir par l’emporter. Je mis donc fermement les deux pieds sur la spirale. Un bref éclair de lumière m’aveugla l’espace d’un instant. Je n’étais plus dans mon bureau.
J’étais… dans un autre bureau, assez semblable au mien, mais encombré, encombré de cartons. Tout cela, il me fallut du temps pour l’appréhender, car il faisait très sombre, et mes yeux durent d’abord s’adapter à l’obscurité.
Un grincement. Un clic. Il y avait de la lumière à présent, et une jeune femme me regardait de ses yeux perçants. Des yeux violets. Portait-elle des lentilles ?
« Excusez le désordre », dit-elle sans préambule. « Nous avons lancé le projet Qwice en comité extrêmement réduit, et manquons de personnel. Veuillez me suivre. »
Je la suivis donc dans un couloir impersonnel, sans aucune source de lumière extérieure. Rien pour m’indiquer dans quel endroit je me trouvais.
« Veuillez entrer », finit-elle par dire après m’avoir ouvert une porte. Je m’exécutai. Je me trouvai à présent en face d’un homme proprement vêtu de bleu, portant des lunettes noires, un casque et un micro.
« Bonjour. Je vous aurais bien proposé un cigare, mais nous avons une politique non-fumeur strict. »
« Je ne fume pas non plus. »
« Eh bien voilà déjà un point sur lequel nous pourrons nous entendre. Si je vous ai fait venir, c’est parce que je pense qu’en tant que journaliste, présent sur Qwice qui plus est, vous avez le poids pour étendre notre… influence. »
« Comment cela ? »
« Certains se méprennent sur nos intentions. Il y a ceux qui voient nos agissements comme profondément néfastes, et puis il y a ceux qui nous voient comme de simples clowns, qui amusent la galerie. Et, bien sûr, comment leur en vouloir, n’est-ce pas ? »
« Donc, si je récapitule, vous m’accordez une… »
« Une interview, oui. Je sais que vous n’avez rien préparé, mais enfin, vous devez bien avoir des questions qui vous trottent dans la tête. »
Je regardai mon interlocuteur et décidai de jouer le jeu. Au pire je posterais le compte-rendu de cet entretien sur Qwice.
« Alors voilà ma première question. Quelle est la frontière entre la fiction et la réalité ? »
« Avec nous, il n’y a pas de frontière. Et grâce au langage du pixel-art, de nombreux univers peuvent cohabiter. Avez-vous déjà rêvé, par exemple, un crossover entre un roman islandais et un dessin animé africain ? Avez-vous imaginé qu’un jour dans votre vie vous verriez Groquik et Mario réunis dans la même œuvre ? »
« Mais là vous me parlez du projet Pixel Stories, non ? »
« Cette information est une exclusivité Qwice. L’auteur de Pixel Stories n’est qu’un homme de paille. Le projet Pixel Stories appartient purement et simplement à l’Organisation de l’Ombre. C’est l’Organisation qui a fait lire à Didier Julia, créateur d’Argai, le résumé de son œuvre. »
« Et… il a aimé ? »
« Pour le citer : “J’ai pris plaisir à regarder votre story pixel-art, c’est très bien. Bravo !” »
« D’ailleurs vous deviez vous rendre vous-même dans cet univers, c’est bien ça ? »
« C’était l’objet du premier chapitre des Complots de l’Organisation. J’avais prévu, dans chaque univers visité, de m’emparer de puissances nécessaires à l’accomplissement de mes projets. Ce qui m’intéressait, dans l’univers d’Argai, c’était les travaux d’un spécialiste de la mémoire. »
« … et ? »
« Peut-être que cette bande dessinée sera terminée un de ces jours, alors vous verrez que j’ai plutôt bien réussi à faire ce que j’avais à faire dans les six univers que j’ai envahis avec l’Éclopé. »
« Pourquoi avoir choisi l’Éclopé comme assistant ? Vous auriez pu choisir quelqu’un d’autre, comme le Masque ou l’Atout ? »
« Je n’ai jamais aimé le Masque. J’aurais bien nommé l’Atout pour me seconder, mais j’avais encore besoin qu’elle reste un peu dans le monde d’Alice Corail, notamment pour terminer notre projet autour du château de Mac Rocosm, en Écosse. »
« C’est vrai que le public ne sait pas ce que cette histoire est devenue. »
« La BD Aventures en Voiture n’est pas une BD où nous sommes les héros. Nous y sommes de mystérieux antagonistes. Quelqu’un qui lit d’abord L’Organisation prend le Contrôle va perdre pas mal d’effet de surprise, notamment autour de l’Atout, personnage dont l’écriture était particulièrement fine. »
« Vous auriez pu prendre un assistant dans un autre monde ? »
« J’aurais pu. Mais voyez-vous… l’Éclopé, l’Atout et moi avons un point commun. Nous sommes nés dans le même monde. J’ai de la sympathie pour ces deux-là. »
« Eux se détestent, non ? »
« Leur relation est compliquée. »
« En parlant de l’Éclopé, comment a-t-il perdu sa jambe ? »
« Lors de sa première mission avec son partenaire de l’époque. C’est aussi à cette occasion que ce dernier est devenu le Borgne. »
« Maintenant parlons de Sans-Visage. C’est vous qui l’avez conçu ? »
« Non. C’est le Fondateur Originel, qui a aussi créé l’Organisation de l’Ombre au début des années 2000. »
« Mais c’est lui le chef de l’Organisation, alors ? »
« Non, c’est bien moi. Je n’entrerai pas dans les détails pour ce qui est de mes arrangements avec le Fondateur. De toute façon vous le verrez bien un jour ou l’autre. Je lui ai proposé de s’occuper lui-même du projet Qwice. »
« Pour revenir à Sans-Visage, pourquoi ce nom ? C’est techniquement un visage, non ? »
« Pour faire parler. Vous voyez ? Ça a marché avec vous. »
« Et ces histoires de lettres de l’alphabet ? »
« Je vais vous raconter brièvement. Lettroland est un monde bizarre peuplé principalement de lettres de l’alphabet anthropomorphes, qui ont parfois des nombres collés à leur corps, ce qui permet de les différencier. Un éminent chercheur, le Prof X, a un jour équipé son protégé, i3, de son invention : le Bracelet X. Grâce à cet objet, i3 a la capacité de déclencher l’Éclair Blanc qui le transforme en Espion i. Doté de cette puissance il combat ses ennemis, parmi lesquels l’Organisation. Mille fois Espion i a fait face à notre logo, O². Mille fois il a affronté Sans-Visage. »
« Que veut dire ce logo ? »
« C’est assez clair, non ? Ce sont les deux O d’Organisation de l’Ombre. »
« Vous avez utilisé le même pour votre société écran Oxygen, n’est-ce pas ? »
« C’est une licence poétique. Nous savons bien que le “2” du symbole de l’oxygène n’est pas un exposant. Pour les Aventures en Voiture, il fallait que la parenté entre les deux sociétés soit très claire. »
« Pourquoi Groquik ? »
« Vous demanderez à l’Éclopé, ce n’est pas mon idée. »
« Maintenant vous êtes donc sur Qwice, et vous revendiquez la prise de contrôle pure et simple du réseau. »
« Qwice est le réseau pour en finir avec tous les réseaux. Nous nous devons d’en devenir propriétaires. »
« Vous n’avez pas peur de vous faire exclure votre compte ? »
« Pourquoi ? Nous postons littéralement une bande dessinée, et nous ne contrevenons pas au règlement. En moins d’un mois nous avons cessé d’être freestyle. Nous avons des likes et des évaluations. Ce qui manque c’est la couverture médiatique, qui nous rapporterait encore plus d’abonnés. »
« Vous faites la course aux abonnés ? »
« Nous faisons la course à la visibilité. Qwice nous a apporté beaucoup plus de lecteurs que notre vieille tentative sur Twitter. »
« En parlant de Twitter, j’ai vu dans votre bande-annonce que Trump apparaitrait dans votre récit ? »
« Hein ? Mais j’en sais rien moi. L’Organisation est strictement dépolitisée. Si l’actuel président des États-Unis a une chose à faire avec nous, qu’il vienne le dire clairement. »
« Dépolitisée ? On vous a pourtant vu discuter avec le tsar Guillaume II. »
« Mes relations avec les hommes politiques du passé ne regardent que moi. »
« Que pensez-vous du wokisme et de l’idéologie ? »
« Que tant que nous ne ferons pas d’idéologie nous aurons des lecteurs. C’est pourtant pas compliqué. Et nous ne sommes pas que dépolitisés. Nous sommes aussi contre toute forme d’idéologie dans un récit. Prenez Oxygen. Alys consomme certes un menu vegan dans notre fast-food écolo, mais dans le même récit elle s’envoie un épais hachis parmentier. On a déjà vu plus idéologique. »
Quelques instants, aucune parole ne fut prononcée. Au bout d’un moment, celui que ses employés appellent parfois Maestro ajouta :
« Je n’ai rien de plus à vous dire aujourd’hui. L’Atout va vous raccompagner. »
Rentré chez moi, assez secoué, je publie ce rapport. Il en intéressera certainement.